Dopage Interviews

Au cœur du système russe de dopage (Partie 2)

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Poste Le 12 mai 2015 par adminVO2

Voici la deuxième partie de la retranscription de l’interview de Vitaly Stepanov, ex employé de l’agence antidopage russe et au cœur du scandale de dopage qui ébranle actuellement l’athlé et le sport russe en général. Comme dans un roman, ses propos esquissent un système antidopage russe aux multiples failles. 
En décembre dernier, le reportage du journaliste allemand Hajo Seppelt, intitulé : « Les secrets du dopage : comment la Russie fabrique ses champions » a mis au jour la manière dont le système russe fonctionnait en matière de dopage (le reportage est à visionner ici ; alors que l’IAAF a aussi été mis en cause, lire également ici). En janvier dernier, une pléiade d’athlètes, dont des marcheurs ayant trusté (et volé) plusieurs podiums internationaux qui ont été suspendus (lire ici).
Fin avril, le site Athletics Illustrated a reçu et publié l’intégralité de l’interview de Vitaly Stepanov, ex employé de l’agence antidopage russe (RUSADA) et l’un des principaux protagonistes du documentaire d’Hajo Seppelt, avec sa femme Yuliya Stepanova, suspendue deux ans (elle peut recourir depuis janvier dernier). Le couple a fui la Russie.
Il est précisé que la version de cette interview, publiée en Russie fin mars, fut édulcorée, concernant le ministère des sports russes, car les deux journalistes russes (Evgeniy Slusarenko et Natalia Maryanchik) qui ont réalisé l’entretien (publié sur deux sites différents : ici et ici) n’étaient pas prêts à perdre leur travail. Ce qui n’a toutefois pas empêché le ministère de désapprouver cette interview.
Contacté, le responsable d’Athletics Illustrated, Christophe Kelsall, a précisé : « J’ai promis de garder le secret concernant la source de cette version intégrale. Je sais que les journalistes russes ont dû couper d’importants passages afin de ne pas être renvoyé, ou pire ».

Voici donc la deuxième partie cette interview (les mots en italique sont des précisions de VO2 ; la première partie est ici) :

Puisque vous intervenez dans le documentaire, vous avez dû vous douter qu’il serait compliqué pour Yuliya de continuer à être en équipe nationale russe. Avez-vous pensé à partir, ou bien à la manière dont elle pouvait continuer sa carrière sportive ?
On a ce dicton : « Si tu veux faire rire Dieu, dis lui tes projets ». Nous ne projetons rien, nous vivons juste. Je crois que ce n’est pas une limite. Yuliya peut courir plus vite. Si je dois écrire à l’AMA pour demander de contrôler les athlètes aux championnats à Moscou ou bien dans d’autres compétitions régionales, ou si je dois contrôler en personne s’il y a des contrôles antidopage aux championnats régionaux, je le ferai. Et s’il n’y a pas de contrôle antidopage, je connais un journaliste qui pourrait être intéressé par une nouvelle histoire.
Vous suspectez donc que lors des compétitions régionales, les supposés athlètes « propres » courent avec l’aide de substances dopantes ?
Jusqu’à l’hiver 2015, au moins, beaucoup d’athlètes en Russie se dopaient lors des compétitions régionales car il n’y a pas de contrôle antidopage.
Qu’en est-il des championnats nationaux ?
Il y a des contrôles, et j’espère que la corruption n’est plus possible.
Pourquoi Yuliya n’a pas couru aux championnats russes dans le but de se qualifier pour les championnats d’Europe indoor de Prague ?
Je pense que cela aurait été quelque peu dangereux dans notre situation.

« Il y a plein de manières de trafiquer, de dissimuler »

 
Comment avez-vous résolu le dilemme d’enregistrer, ou pas, les vidéos (ces vidéos filmées en caméra cachée, visibles dans le documentaire, mettent en exergue l’implication de plusieurs dirigeants de l’athlétisme russes) ?
Comment pouvions-nous attirer l’attention ? Si vous racontez juste l’histoire et la manière dont ça s’est passé, personne ne vas vous écouter, non ? Vous devez avoir des preuves. Et moralité ? Nous parlons de délits, concernant le dopage. Nous ne pensions pas faire quelque chose de mal. Et en fait, on ne savait pas comment les choses allaient tourner. Par exemple, Yuliya est venue parler à Mr. Portugalov (sur les vidéos dans le documentaire), et cinq minutes plus tard, Mr. Melnikov s’est joint à eux. Yuliya n’avait pas prévu de le rencontrer. C’était juste de la chance.
Avez-vous tourné les vidéos pour le documentaire ou les aviez-vous déjà avant ?
Les enregistrements vidéo ont été réalisés pour montrer la vérité. Nous avons dit notre histoire et nous avons montré les preuves qui la corroborent. J’ai demandé à Hajo Seppelt de mettre dans le documentaire la partie de l’interview dans laquelle je dis espéré que notre fils et sa génération seront capables d’accomplir honnêtement de grandes performances. Je n’ai rien demandé d’autre en ce qui concerne le déroulement du documentaire.
La RUSADA se prépare à aller au tribunal, arguant que toutes vos vidéos sont fausses. Serez-vous capable de confirmer l’exactitude de vos déclarations ?
L’AMA a reçu l’original de tous nos enregistrements audio et vidéo. Nous n’avons rien à cacher, mais à ma connaissance, il y a maintenant une grosse enquête sur la situation en Russie, et nous voulons donner aux enquêteurs la possibilité de faire leur travail. C’est pourquoi je ne divulguerai pas davantage d’informations.
Dans le documentaire, Yuliya parle d’un flacon d’urine, conservé dans le frigo. Comment techniquement échangiez-vous les échantillons (lors du contrôle antidopage) ?
Quand la corruption vous entoure, vous pouvez presque faire tout ce que vous voulez. Et quoi que Mr. Kamaev ou d’autres disent, d’après les documents, tout est limpide, mais la réalité est bien différente. Vous pouvez voir dans le documentaire : pendant que le DCO (Doping Control Officer’s ; le contrôleur antidopage) est assis dans la pièce, Yuliya va seule aux toilettes et revient avec un échantillon. Et nous avons en particulier enregistré qu’aux toilettes, il y avait des flacons vides et d’autres remplis. Il y a une autre possibilité : vous pouvez vider le contenu du flacon et le remplacer par de l’urine propre au laboratoire.
Comment la RUSADA parvient à cacher les échantillons suspects pour les meilleurs athlètes, puisque les flacons sont codés, alors que le laboratoire ne doit pas connaître à qui appartiennent les échantillons analysés ?
Quand je travaillais à la RUSADA, voici ce qu’il se passait : le laboratoire ou le ministère des sports appelait la RUSADA et demandait le nom des athlètes sur la base des numéros d’échantillon. Parfois, un coach appelait le laboratoire en donnant le numéro d’échantillon et en leur disant que l’échantillon était propre.
Il y avait plusieurs façons de trafiquer, de dissimuler. Le but principal de la RUSADA était toujours de faire plaisir au ministère des sports afin que l’argent continue d’être versé.
Mais la RUSADA n’est-elle pas supposée être indépendante du ministère des sports ?
Comment peut-on être indépendant, dans la mesure où la RUSADA est financée par le ministère des sports ? Normalement, la RUSADA ne proteste pas concernant les instructions venant du ministère ; car sinon le financement de cette organisation indépendante peut s’arrêter à tout moment.
Avez-eu déjà eu le sentiment que l’auteur du documentaire, Hajo Seppelt, n’était peut-être pas lui-même totalement indépendant, et que du coup, d’autres personnes pouvaient être à l’origine du documentaire ?
Je crois qu’Hajo Seppelt est le meilleur journaliste du monde en ce qui concerne le combat contre le dopage. Il m’a dit que la seule façon de changer les choses était d’attirer l’attention du public. Rien ne changera si nous restons silencieux. Et le vrai travail d’un journaliste est de dire la vérité aux gens, de ne pas suivre la politique de quelque gouvernement que ce soit, ni de ses ministres.
Je n’ai jamais pensé que Mr. Seppelt puisse être manipulé par quelqu’un. Pas grand monde ne l’a soutenu lors de son enquête sur le dopage systématique en RDA. Mais ça ne l’a pas stoppé. Nous avons beaucoup parlé, et je le crois. Il a même eu des soucis avec l’AMA, car il écrit et il dit seulement ce qu’il pense être nécessaire.

« Les victoires peuvent vous faire perdre pied avec la réalité »

Parlez-nous de la championne olympique Mariya Savinova, qui semble avouer se doper dans l’enregistrement (une vidéo en caméra cachée prise par Yuliya Stepanova dans le documentaire montre Savinova parler ouvertement de ses pratiques dopantes). Comment vous sentiez-vous après que l’enregistrement de cette conversation ?
Franchement, j’ai vraiment mal dormi. Yuliya et moi-même pensons que Mariya est une belle personne, même si nous savons qu’elle et son mari Alexey n’apprécient pas ce que nous faisons. La réalité est que Mariya est otage du système, de la même manière que Yuliya l’était. Elle a juste remporté plus de médailles. Le film entier a été fait dans le but de montrer de quelle manière l’athlétisme est contrôlé par ce que l’on peut appeler une mafia.
Et ce n’est pas facile de se battre contre ça. Chaque méthode sera dure et douloureuse. Je comprends que pour Mariya Savinova, il y a d’un côté sa conscience, et de l’autre beaucoup d’argent, la notoriété, la célébrité. Et malheureusement, je peux voir quels aspects l’emportent sur les autres.  Mariya peut devenir le symbole du changement dans notre sport, mais elle préfère la solution de facilité…
Est-ce que votre femme a décidé de s’entraîner avec le groupe du coach Kazarin, qui entraîne Mariya Savinova, dans le but d’obtenir des preuves contre lui ?
Yuliya a rejoint ce groupe juste après les JO de Londres. Elle n’était pas suspendue (anomalies sur son passeport biologique, elle fut suspendue deux ans en 2013 et peut recourir depuis le 23 janvier 2015) à ce moment. Yuliya s’était blessée avant Londres et voulait effectuer des changements. Mr. Melnikov et Mr. Portugalov ont dit à Mr. Kazarin de ne pas prendre ma femme, car ils savaient déjà qu’elle avait eu des problèmes avec son passeport biologique. Et il n’aimait vraiment pas que je sois avec elle.
Et peut-être que Kazarin était devenu un peu gourmant. La même chose a été dite concernant Mr. Chegin. A un moment, les victoires peuvent vous faire perdre pied avec la réalité. Vous commencez à penser que vous pouvez faire tout ce que vous voulez. La suspension de Yuliya n’était pas terminée, et Kazarin lui a quand même proposé des stéroïdes.
L’une des questions clés est peut-être pourquoi vous et votre femme ont commencé à parler du dopage seulement après que sa suspension ait été annoncée. Pourquoi ne pas avoir parlé plus tôt, et dire que ce Savinova et les autres prenaient ?
Avec Yuliya, nous avons commencé à parler des problèmes de dopage avant que sa suspension ne soit annoncée. En Russie, pour plusieurs dirigeants sportifs, c’est bénéfique de fournir aux médias une information déformée, dans le but de déprécier les personnes qui les accusent et de paraître eux-mêmes sous un jour positif.
Toutes ces années, Yuliya se battait constamment contre elle-même. C’était vraiment dur d’aller contre ce que l’on vous avait fait croire. Quelque chose qu’on vous disait faisait partie des règles informelles et il n’y avait pas d’autre issue. On lui a dit que pour courir au niveau international, elle devait faire exactement ce que les officiels de l’athlétisme russe lui disaient. Mais je crois que dans la vie, on devrait apprécier chaque situation nous permettant de changer positivement les mentalités.
Etes-vous certain que ces gens avaient torts ? Peut-être qu’il n’y a pas que les Russes qui préparent les rendez-vous internationaux en se dopant ?
Je ne peux pas savoir pour le reste du monde, mais je suis sûr d’une chose. Même si les 20 premiers courent avec l’aide de substances interdites, si la 21e personne est « propre », ce 21e athlète méritera toujours d’être le vainqueur, et les 20 autres devront être disqualifiés.
Ça n’importe pas que la championne olympique court le 800 mètres en 1’55’’ ou 2’05’’. Nous regardons la compétition, pas simplement les chronos.
S’il y a des règles officielles en compétition, vous devez les respecter. Et si les officiels russes ne sont pas d’accord avec certains aspects de la politique de l’AMA, ils peuvent le dire lors des séminaires, proposer de nouvelles initiatives, et défendre leur point de vue. Et peut-être alors que  les règles officielles changeront ! Mais si vous signez le Code et dîtes au pays entier que vous vous conformez avec les règles antidopage, vous devez respecter ce Code, sans exception.
Cela fait quatre ans que vous ne travaillez plus à la RUSADA. Peut-être que des choses ont changé ? Peut-être que le dopage systématique n’est plus possible dans l’athlétisme russe ?
Nous espérions que les choses changent progressivement. Mais malheureusement, je doute que ça soit le cas. Il y a peu de temps, Yuliya fut informée que puisque personne n’avait expliqué à la Fédération russe d’athlétisme la manière dont le profil stéroïdien était contrôlé, il y avait une grande chance que beaucoup d’athlètes soient suspendus dans le futur en raison de valeurs anormales.
Mais la Fédération russe ne se soucie vraiment pas de ça, leur principal objectif est de respecter le plan de médailles pour les JO ou les championnats du Monde, et de mériter la poignée de main de Vladimir Vladimirovich (Poutine). Et pas grand monde ne s’intéresse au nombre d’athlètes suspendus.

« Yuriy Borzakovskiy, rencontrons-nous et parlons »

On dit que vous avez été payé pour participer au documentaire. Pouvez-vous confirmer ou infirmer cela ?
Malheureusement, vous n’êtes pas payé pour dire la vérité. Vous pouvez recevoir de l’argent en inventant quelque histoire passionnante. En vérité, vous avez plus de chances de rencontrer des problèmes qu’obtenir de l’argent.
Comment vivez-vous maintenant ?
Nous avons de la chance. Des gens croient en nous, et pensent que nous avons fait le bon choix en parlant dans le documentaire. Ils nous parlent, ils sont heureux de nous soutenir. Plusieurs de ces personnes s’assurent que nous avons assez pour vivre.
Autant que nous sachions, vous ne vivez plus en Russie (1) ?
La condition pour que je participe au documentaire était que Yuliya, notre fils et moi-même ne se trouvent pas en Russie le jour où il serait diffusé. Ce qui fut garanti. Nous sommes maintenant à l’étranger, mais nous n’avons pas fait de demande d’asile, et nous n’avons pas de projet précis. Je sais juste que Yuliya veut courir, et que je veux travailler dans le sport.
Pensez-vous que l’athlétisme russe puisse ne plus souffrir du dopage et rester compétitif à l’échelle international ?
Je pense que tout est possible si vous mettez les bonnes personnes aux endroits clés, si vous n’y mettez pas des membres de la famille ou les amis de quelques-uns. Bien sûr, ce ne sera pas possible de gagner chaque compétition individuelle.
Et parfois vous devrez accepter le fait qu’un athlète dans le monde soit meilleur. J’espère qu’il y a des athlètes en Russie qui peuvent gagner sans se doper, et qui pourraient arrêter les actes répréhensibles des coaches et des dirigeants.
Est-ce que le nouveau coach principal, Yuriy Borzakovskiy, peut être la personne idoine pour casser cet ancien système ?
Je peux seulement l’espérer. D’un côté, il a dit dans une interview que les athlètes devaient courir sans se doper. Mais d’un autre, il a aussi dit qu’il parlait avec Mr. Maslakov et Mr. Melnikov. Pardon ? A propos de quoi ? Je ne veux pas que ça se produise, mais je pense qu’il deviendra un bon politique, et pas une personne qui voudra casser l’ancien système.
Cependant, nous sommes prêts à parler avec Yuriy, car on le connaît personnellement. Il est même possible que nous lui montrions les preuves que nous possédons. Je veux lui dire en public : « Yuriy, rencontrons-nous et parlons ». J’ai aussi écrit une lettre au ministère des sports après la diffusion du documentaire. J’ai essayé de poser une question au ministre pendant sa traditionnelle conférence en direct, mais je n’ai pas eu de réponse. Peut-être que le ministre n’est pas prêt à communiquer avec les traîtres du système de dopage.
Pendant toute l’interview, il y a une question qui nous taraude : pourquoi faîtes-vous cela ?
Il y a 18 mois, notre fils est né. Ils nous a fait reconsidérer un certain nombre de choses. Ça peut sembler pompeux, mais nous voulons que notre fils et la prochaine génération soit meilleure et plus juste que la nôtre. Le dopage est malhonnête et trompeur. Nous avons été capables d’admettre nos erreurs, et nous aimerions aider à réparer le problème. Selon moi, c’est mieux que de renoncer sans essayer d’initier ne serait-ce qu’un changement.
Quand le cycliste Lance Armstrong a avoué s’être dopé lors de son interview, la présentatrice Oprah Winfrey lui a dit à la fin du programme : « Lance, la vérité vous libérera ». Yulia et moi avons maintenant dit la vérité.
Cette interview a entraîné de nombreuses réactions en Russie, et beaucoup de gens l’ont commenté. Il y eût notamment des réactions véhémentes de la part des personnes incriminées par Vitaly Stepanov.
Mr. Vitaly Mutko, ministre des sports russe, a accusé le journal Sovetskiy Sport de « salir son propre pays ».
Lien vers l’article russe : ici.
Mr. Valentin Balakhnichev, trésorier de l’IAAF suspendu provisoirement (lire ici) et ex président de la Fédération russe d’athlétisme, a accusé V. Stepanov de « propagande anti-russe » et a indiqué : « L’enquête de l’IAAF n’est pas terminée, mais les collègues des organisations internationales nous supportent, and sont d’accord avec l’idée selon laquelle les déclarations de Stepanov sont fausses ».
Lien vers l’article russe : ici.
Mr. Vadim Zelichenok, président par intérim de la Fédération russe d’athlétisme, a annoncé sur la Fédération russe rencontrera très prochainement ses avocats pour discuter de la possibilité de poursuivre en justice Stepanov, sa femme, Hajo Seppelt et l’ARD.
Lien vers l’article russe : ici.
Mr. Yevgeny Trofimov, entraîneur de Yelena Isinbayeva, a trouvé que cette interview était une grosse blague. Il se demande où les médias trouvent des personnes aussi naïves et peu intelligentes telles que Stepanov, qui essaie de salir tout le monde.
Lien vers l’article russe : ici.
(1) Ils vivent en Allemagne, cf l’article de L’Equipe Magazine du 9 avril dernier, où le journaliste du magazine a rencontré le couple.
Photo de une : Photo site russe championnat.com

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