Athlétisme

Michel Kervéadou, le passeur décisif

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Poste Le 8 juin 2015 par adminVO2

Michel Kervéadou avait lancé, il y a cinquante ans, Michel Jazy vers le record du Monde du mile (1 609 m) au cœur d’un mois de juin prolifique. Rencontre.
Ce samedi 6 juin, un demi-siècle après, Michel Kervéadou raconte sa joie d’être présent à Courtemanche, l’antre rennaise théâtre de l’exploit du record du Monde du mile établit par Michel Jazy (3’53’’6, lire le récit du week-end ici). « Ce n’est que du bonheur » souffle t-il, en toute discrétion et retenue.
En arrivant au stade, après le déjeuner, les images d’archives de l’INA défilent dans la petite salle faisant office de lieu d’exposition, en même temps que confirmation d’engagement pour les athlètes disputant les championnats départementaux.
Michel Kervéadou est captivé. « Quand je revois cette course, c’est une très grosse émotion. Dans ma tête, c’est comme si c’était hier, avec cette ambiance de folie » confie t-il quelques minutes plus tard, foulant la pelouse au terme d’un bel après-midi ensoleillé, dans un maelstrom d’émotions, entrelacs de souvenirs, de demandes d’autographes, d’innombrables photos et selfies, d’anecdotes en tous genres distillées ici et là. A l’image du sémillant Jean Huitorel, 95 ans en décembre prochain, et qui a rappelé, de sa mémoire intacte et vivace, l’analogie des tenues portées ce 9 juin 1965 par Michel Jazy et Michel Kervéadou : le premier était auréolé de son maillot jaune du CA Montreuil ; le second ceint du maillot bleu du CA Morlaix : deux clubs aux initiales similaires, CAM.
Comme le symbole d’un lien indéfectible qui les unit. Car si Michel Jazy a battu le record du Monde, il n’aurait pas pu le faire seul. Et Michel Kervéadou y a grandement contribué, au détriment de ses ambitions personnelles.

« Kervéadou se lança tête baissée dans son long monologue préparatoire avec une conviction immense… »

« On savait que ça irait vite. Et tout le monde voulait en profiter pour faire un chrono, en se planquant derrière » explique l’affable Breton, 79 ans le 18 novembre prochain.
Dans L’Equipe du 10 juin 1965, au lendemain de l’exploit, Gérard Edelstein narre : « Un peu à l’écart, Wadoux, Nicolas, Bernard tournaient comme des fauves en cage. Quelquefois un court conciliabule les réunissait, puis tout le mode repartait chacun de son côté, d’un air très grave. Le secret ne transpirait pas malgré nos approches furtives. Avec une étrange pudeur propre à l’athlétisme, ces hommes qui vivaient ensemble depuis vingt-quatre heures n’avaient pas encore osé aborder le sujet de fond ; qui mènerait ? »
Michel Kervéadou reprend, en désignant un bout de pelouse avec le doigt : « Je me souviens, on était dans un coin du stade. Je vais voir Michel : “alors, ça va aller vite !?“ Il me dit : “on ne fait rien !“. Personne ne voulait mener. Je lui ai alors dit que je pouvais mener 800 m sur l’allure demandé, environ 56’’ aux 400, mais qu’après je n’étais pas sûr de tenir. Il m’a dit : “Ah ça change tout !“. Et il est retourné voir Bernard, Wadoux et les autres ».

Ce record, « c’est le meilleur truc qui me soit arrivé »

Si Jazy a effacé la marque de Peter Snell d’une reprise de volée en pleine lucarne, Kervéadou lui délivra un caviar. Un passeur décisif, dont Gérard Edelstein salua le dévouement, le 10 juin 1965. « Kervéadou se lança tête baissée dans son long monologue préparatoire avec une conviction immense. Il empoigna le sujet à bras le corps en bon Breton obstiné qu’il est ». Michel Kervéadou mis le record sur orbite 750 mètres durant, ensuite relayé par Jean Wadoux.
L’athlète du CA Morlaix affichait alors une meilleure référence de 3’44’’ sur 1 500 m. « Si je n’avais pas fait le lièvre, j’aurais fait mieux que mes 3’44, j’en suis sûr (un chrono avait été installé aux 1 500 m ; ndlr). Je me suis sacrifié. Mais Michel était en très grande forme et il devait battre le record du Monde ce soir-là. Toutes les conditions étaient idéales. Le public le portait avec les “Jazy, Jazy“ ».

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De gauche à droite : Jean Wadoux, Robert Poirier, Michel Jazy, Michel Kervéadou, Jean Bobet, Daniel Giffard (Photo Q.G)
Des regrets d’avoir remisé ses ambitions personnelles ? Certainement pas. « Ah oui, c’est une fierté d’avoir participé à cette course ! C’est le meilleur truc qui me soit arrivé (50 ans après, n’est-il resté dans la « postérité » grâce à cela !?) Je n’ai pas hésité une seconde à faire lièvre. Je l’ai fait par amitié. On est devenus très bon copains ».
Si Jazy enflamma Courtemanche, il n’y est donc pas totalement étranger. « Oui un petit peu » souffle t-il, un brin gêné, « mais le héros de la soirée c’était Michel Jazy » s’empresse de rappeler celui qui fut sélectionné à trois reprises en équipe de France. Une fois qu’il s’est effacé, le meneur d’allure préfère l’ombre à la lumière, une attitude qui sied à son rôle ingrat…

« Je crois que j’étais méticuleux et que j’aimais passionnément mon métier »

Les souvenirs affluent. « Ce qui est marrant, c’est qu’à 2-3 minutes du départ, ma fille Marie-Cécile vient me voir pour me présenter son fiancé. Je lui ai dit : “mais dégage !“ Tu imagines pour la concentration ! On en rigole maintenant à la maison quand on parle de ça » dit-il sans éclat de voix. 
Trois jours plus tôt, le 6 juin 1965, Michel Jazy avait battu le record d’Europe du 5 000 m (13’34’’4), à Lorient –tentative cette fois-ci non programmée. Jean Vaillant et Michel Kervéadou avait joué les métronomes.
 « A Carhaix (à 70 km de Lorient), mes amis voulaient voir Michel. Il avait accepté de venir (le lendemain du 5 000 m) et mes amis n’en revenaient pas. C’était noir de monde. C’était aussi une belle fête ».
Il devient intarissable –« c’est la première fois que je parle autant de moi » sourira t-il après-coup. Michel Kervéadou a embrassé une carrière d’instituteur puis de conseiller pédagogique, qu’il a dû concilier avec sa carrière sportive –tiens, tiens, mener les deux de fronts ne date donc pas d’aujourd’hui…
« Je m’occupais d’une trentaine de gamins, plus ma famille. J’allais courir vers 6-7 h, je cassais un peu la croute, je me douchais avec un broc d’eau –il n’y avait pas de douche- puis j’allais faire classe. Je me re-entraînais le soir et ensuite je préparais la classe – c’est-à-dire que je corrigeais les cahiers etc…Je crois que j’étais méticuleux et que j’aimais passionnément mon métier. Il me manquait la récupération » raconte, sans aucuns regrets, celui qui s’est ensuite occupé de ses « enfants puis petits-enfants ».

« L’amitié et la nature »

Il se souvient de ses deux ans (1960-1961) passés à l’Institut National des Sports (INS) lorsqu’il était au Bataillon de Joinville. C’est là qu’il avait côtoyé Michel Jazy. Il se remémore cet autre « très bon souvenir », lorsqu’il avait dépossédé Pierre-Yves Lenoir de son record de Bretagne du 1 500 m (3’44’’). Il aurait pu et dû faire mieux précise Michel Kervéadou, toujours modeste. « Quand on se voit, on se charrie d’ailleurs » sourit le septuple champion de Bretagne (1 500 m et steeple).
Il se souvient de ce stage à Volodalen en Suède, en 1963, au contact de Gösta Olander (1), le chantre du fractionné et de l’entraînement en nature, et qui a notamment façonné la carrière de Gunder Haegg, qui battit en 1942 dix records du Monde en 80 jours (2) !
« Mon premier maître, c’était Michel Jazy » dit-il avec admiration. « Et mon second c’était Gösta Olander. Pour lui la nature, et écouter son corps étaient très important. Olander, c’était un seigneur ».
Michel Bernard avait appliqué les préceptes du Suédois, dénichant une forêt dans sa région nordiste d’Anzain, précisément entre Saint-Amand-les-Eaux et Raismes (3). Michel Kervéadou a fait de même. « Quand tu vas courir sur l’île de Batz (Finistère) à 6 heures du matin, c’est le paradis ! »
Aujourd’hui, les chaussures de course du Breton sont remisés quelque part dans un placard. « J’ai longtemps couru et je fais maintenant de la gym deux fois par semaine. Le jour où je ne pourrais plus faire de sport, je crois que je tirerai le rideau » sourit celui qui suit toujours de près l’actualité athlétique. «Je suis abonné à BeinSports. Mais… Mais je trouve que ce n’est pas la même ambiance. L’argent bouffe tout ».
« Ce qui est important » insiste t-il, avec une sincérité non feinte, « c’est l’amitié et la nature ».
Ses yeux pétillants disent sa joie d’être ici. « Je n’aurais manqué ça pour rien au monde ». En fin de soirée, il s’approche d’Yvan Le Gall, l’instigateur de ce week-end anniversaire. Emu, il cherche à mettre des mots sur la journée qu’il vient de vivre : « Si je ne vous revois pas, je voulais vraiment vous remercier pour tout. Toute la journée, j’ai été submergé par les souvenirs d’il y a 50 ans »
 
(1) Pour en savoir plus sur Volodalen : lire ici, là (en anglais) et voir également le reportage de 10 minutes disponible sur ina.fr
(2) Pour en savoir plus : La Saga des Pedestrians : Les Géants de la course à pied (le chapitre 26 est consacré à Haegg), de Noël Tamini.
(3) La rage de courir, Calmann-Lévy. Ecrit en 1974, Michel Bernard raconte sa carrière. Certains passages sont parfaitement d’actualité à l’instar de la culture de l’effort dès le plus jeune âge, le rôle du sport à l’école et le le déclin du cross-country, que regrettait Michel Bernard…il y a donc 40 ans.
L’occasion également de lire dans le dernier VO2 Run actuellement en kiosque (et disponible en ligne ici) une longue « interview-rencontre » avec Michel Jazy, 50 ans après son mois de juin prolifique où il aura battu quatre records du Monde.
Photo de une : Michel Kervéadou, au milieu, entoure Michel Bernard et Michel Jazy. A gauche, Jean Wadoux.

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